Il y a cent cinquante ans, Lincoln émancipait les esclaves.
Le 1er janvier 1863, voici 150 ans, en pleine
guerre civile, le président Abraham Lincoln, en sa qualité de commandant
en chef de l’armée et de la Marine des États-Unis, mettait en application un
décret déclarant libre tout esclave se trouvant dans les États se réclamant de
la confédération sudiste.
Dès le 22 septembre 1862,
par un premier décret, il avait menacé les propriétaires d’esclaves
des États sécessionnistes du Sud d’émanciper leurs esclaves s’ils ne se
ralliaient pas à l’Union du Nord dans les cent jours. L’ultimatum expirait
le 1er janvier 1863.
Le 1er janvier 1863, Lincoln tenait ainsi sa
promesse et prononçait une abolition immédiate qui, même si elle ne pouvait
être mise en application sur le champ, puisqu’elle visait des territoires
qui se trouvaient de fait hors du contrôle du gouvernement fédéral,
touchait 80 % des esclaves des États-Unis, soit 3 200 000
Afro-Américains.
L’esclavage était ainsi
légalement aboli en Arkansas, au Texas, dans une partie de la Louisiane, dans
le Mississippi, l'Alabama, la Floride, la Géorgie, la Caroline du Sud, la
Caroline du Nord, et dans une partie de la Virginie.
N’étaient pas concernés
par ce décret les 800 000 esclaves des cinq États esclavagistes ralliés
à l’Union - Delaware, Kentucky, Maryland, Missouri, Tennessee -
ainsi qu'une partie de la Virginie et la Basse-Louisiane.
Il faut savoir que
l’esclavage aux États-Unis, pratiqué de fait depuis 1619, codifié dès la fin du
XVIIe siècle, a été marqué au début du XIXe siècle par une particularité :
l’expansion de la culture du coton vers l’ouest et l’arrêt de la traite à
partir de 1808 ont provoqué une déportation massive d’esclaves vendus dans de
nouveaux territoires.
Un million d’esclaves,
surtout originaires de Virginie et du Maryland, auraient été déportés entre
1790 et 1860 vers le Kentucky, le Tennessee, la Géorgie, l’Alabama, le Texas.
Les esclaves vendus
étaient séparés de leur famille et privés de tout repère : un traumatisme
comparable à un second «passage du milieu».
La seconde particularité,
c’est que l’abolitionnisme était le fait du parti républicain, les démocrates
étant au contraire radicalement esclavagistes.
Et c’est l’élection du
républicain Lincoln, en novembre 1860, qui déclencha la guerre civile. Les
premiers affrontements eurent lieu en avril 1861.
Le mouvement abolitionniste
américain est au moins aussi vieux que l'Indépendance.
En 1777 l’esclavage était
aboli dans le Vermont, en 1780 en Pennsylvanie, en 1783 dans le Massachusets.
L’ordonnance du Nord-Ouest de 1787 interdisait l’esclavage dans la région des
grands lacs : Ohio, Indiana, Illinois, Michigan, Wisconsin et une partie
du Minnesota.
Par ailleurs, concernant
la ségrégation, John Hanson, dont l'ascendance en partie africaine est probable
- ce que semble attester un portrait - fut élu en 1781, non pas exactement
premier président des États-Unis , mais neuvième président du Congrès
continental.
Malgré une relative
prudence dans ses déclarations, Lincoln, qui s’était dans un premier temps
prononcé pour une abolition graduelle, n’a jamais fait mystère de positions qui
se radicalisèrent au bout d’un an, notamment sous l’influence de l’activiste
afro-américain Frederick Douglass.
Les 16 avril et 19 juin
1862, Lincoln avait aboli l’esclavage à Washington et dans sa périphérie
(le district fédéral de Columbia).
La portée du décret
d’émancipation du 1er janvier
1863 fut considérable. Elle ne fut pas seulement symbolique. Dans
les États sécessionnistes, les esclaves représentaient 43 % de la population.
Contrairement à ce que
certains historiens ont longtemps voulu faire croire, ces esclaves, loin de se
rallier à la cause de leurs maîtres, avaient profité de la guerre civile pour
renforcer leur résistance passive, parfois active, à l’esclavage.
La tactique adoptée était
de ralentir le travail et de désobéir autant qu’il était possible. Si les
troupes de l’Union se rapprochaient, de nombreux esclaves passaient à l’ennemi,
ce qui permettait aux hommes de s’enrôler pour occuper certains postes
défensifs (pour éviter un affrontement direct avec leurs anciens maîtres).
Une loi avait été déjà
votée en mars 1862 qui empêchait de renvoyer les transfuges.
Déclarés officiellement
libres par l’acte d’émancipation, les esclaves étaient encouragés à rallier
l’Union.
Des unités spécifiques de
combattants afro-américains furent formées.
On estime à 90 000
le nombre des anciens esclaves du Sud parmi les 180 000 soldats
afro-américains recensés dans l’armée du Nord à la fin de la guerre de
Sécession.
Si Lincoln ne prononça
pas tout de suite l’émancipation générale dans le cadre d’un décret, c’est
parce que cette mesure aurait fait basculer cinq États dans le camp ennemi et
aurait probablement entraîné la défaite de l’Union.
C’est aussi parce qu’il
avait choisi une démarche légaliste qui supposait le vote d’un amendement à la
Constitution, pour le moment difficile à obtenir.
Mais le chemin était
désormais tracé. Au fur et à mesure que l’armée de l’Union gagnait du terrain
dans le Sud, le décret d’abolition était appliqué.
Dès le 8 avril 1864, le
Sénat votait pour une abolition générale de l’esclavage ; mais la majorité
des deux-tiers, nécessaire à la Chambre des représentants pour l’adoption
définitive de cet amendement ne put être atteinte, par suite de l’hostilité des
Démocrates.
Les élections de 1864,
entraînant la réélection de Lincoln et assurant les Républicains d’une très
large majorité à la Chambre des représentants, permirent de réunir les
conditions de l’abolition.
Le 31 janvier 1865,
l’amendement constitutionnel prohibant l’esclavage était enfin voté. Un peu
plus de deux mois plus tard, après la bataille d’Appomatox, le Sud capitulait.
La guerre civile avait
mobilisé 3 millions d’hommes. Les tués furent au nombre de 600 000, dont
360 000 nordistes tombés pour abolir l’esclavage.
Le 15 avril 1865, six
jours après la victoire, un peu plus de deux mois après l’abolition
générale, Lincoln, assassiné par un Sudiste, payait de sa vie son engagement
abolitionniste.
Après sa mort, par
crainte de profanations vengeresses, il fallut déplacer dix-sept fois son
cercueil, qui fut finalement installé en 1901 dans une crypte fortifiée.
Près de cent ans furent
nécessaires, au cours desquels fut officialisée une longue période de
ségrégation dans les anciens États confédérés du Sud, pour que l’égalité
intervienne effectivement entre les anciens esclaves ou leurs descendants et
les autres citoyens.
Si l’on voyage
aujourd’hui dans les États du Sud, on peut se rendre compte combien la
situation a évolué. Le passé esclavagiste et ségrégationniste est parfaitement assumé
par l’ensemble de la population, majoritairement antiraciste.
Toutes les chaînes de
télévision américaines s’attachent à montrer dans l’ensemble de leurs
programmes, y compris les écrans publicitaires, des Américains de toutes
couleurs, bien au-delà du pourcentage d’Afro-Américains recensés (13 %).
En 2003, le président républicain Bush s’est
prononcé sur l’esclavage lors d’un voyage dans l’île de Gorée, déclarant que
c’était «l’un des plus grands crimes de l’histoire».
La même année, un acte voté par le Congrès a placé sous
les auspices de la Smithonian Institution un projet de musée consacré à
l’histoire et à la culture des Afro-Américains.
Ce musée est actuellement en
construction à Washington, bien en évidence, entre la Maison Blanche et le
Capitole.
Il sera inauguré au premier trimestre de 2015, pour
marquer le cent-cinquantième anniversaire du treizième amendement officialisant
l’abolition générale de l’esclavage aux États-Unis.
En 2008, la Chambre des représentants a présenté
des excuses pour l’esclavage et la ségrégation.
En 2009, ce fut au tour du Sénat.
Entre temps, un Américain d’origine
africaine, lui-même non descendant d’esclaves, mais marié à une descendante
d’esclaves et père d’enfants descendants d’esclaves, était élu président
des États-Unis.
C’est sur les marches du mémorial Lincoln, le 28
août 1963, voici presque 50 ans, que Martin Luther King, ayant réussi à
rassembler à Washington 250 000 manifestants de toutes couleurs, unis dans
la non-violence et l’antiracisme pour réclamer l’égalité des droits, prononçait
son mémorable discours.
Le 2 juillet 1964, l’égalité, sans distinction de
couleur, était enfin proclamée, ce que Martin Luther King, comme Lincoln,
devait payer de sa vie quatre années plus tard.
Ainsi , le 1er janvier 2013, jour anniversaire du
décret d’émancipation des esclaves signé par Abraham Lincoln, sert
d'introduction symbolique à l'investiture, pour un second mandat présidentiel,
de M. Barack Obama, dont la volonté de s'opposer au racisme a été clairement
exprimée à Chicago, le jour même de sa réélection.
Le 1er janvier 2013 ouvre aussi un cycle de deux
années marquant la commémoration de l’abolition de l’esclavage et l’égalité des
droits aux États-Unis, avec des mesures concrètes à la clé.
La France, qui va commémorer cette année le
centenaire de l’arrivée sur son territoire de l’Afro-Américain Eugène Bullard,
la France qui célébrera le 4 février 2014 le 220e anniversaire de la première abolition
de l’esclavage, tout aussi symbolique que l'acte d'émancipation du 1er janvier
1863, la France qui prône la liberté, l’égalité et la fraternité, la France qui
refuse d'officialiser l’idée de race humaine, la France enfin qui a déclaré dès
2001 l’esclavage et la traite, pratiquées contre l’Afrique par les Européens du
XVe au XIXe siècle, crimes contre l’humanité, ne peut que se réjouir de
l’ouverture de ce cycle, s’inspirer de l’exemple américain, et bien sûr
associer les États-Unis à ses propres commémorations.
Meilleurs voeux
2013 !
Claude Ribbe
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