Le premier janvier nous
rappelle une date importante, non seulement pour nous Haïtiennes et
Haïtiens, mais aussi pour tous les peuples dominés du monde. C’est le
deux cent neuvième anniversaire de la proclamation de l’Indépendance
d’Haïti. Nous voulons ainsi évoquer le premier janvier 1804.
Malheureusement, cette date est très galvaudée, même chez nous. Dans
cette rubrique, nous aimerions cette fois rafraîchir la mémoire de tous
les opprimés de tous les continents de l’importance du premier janvier
de chaque année.
S’il est vrai que ce jour est reconnu presque partout sur cette planète
comme celui qui inaugure un nouveau calendrier, sa valeur va pourtant
bien au-delà de toute compréhension géographique. Il véhicule un
symbole de libération qui devrait intéresser l’ensemble des classes
exploitées et dominées des cinq continents. Car, c’est la première fois
et la seule fois à travers l’histoire qu’un peuple de par son propre
courage, son propre génie s’est libéré de l’esclavage à un moment où ce
mode de production ravageait des populations de l’Afrique, trucidait
les premiers habitants de l’Amérique au profit du système capitaliste
naissant en Europe.
Le premier janvier 1804, c’est une date qui a une signification
contradictoire, dépendant du côté où l’on se situe. Si pour les colons
et leurs héritiers, les anciens esclaves de Saint-Domingue, ce nom
évocateur affublé à Haïti par la France (les Aztèques appelaient leur
pays Haïti qui signifie dans leur langue ‘’ terre haute, terre
montagneuse), méritaient toutes les abominations imaginables et
inimaginables, pour les peuples souffrants, ce moment devrait leur
inspirer un sentiment d’espoir, la conviction que la grande et vraie
victoire est l’œuvre des peuples conscientisés. Ce moment devrait
revêtir la même signification pour les classes travailleuses mondiales
que le premier mai. Ce moment est inscrit dans l’histoire des peuples
comme la première victoire de toute une masse d’esclaves analphabètes,
ne connaissant que la surexploitation et l’aveuglement des colons en
dehors de toute dignité humaine.
Ce n’est pas du hasard que les grands ouvrages de sciences sociales
étudiés dans les universités applaudissent béatement les guerres de
conquête de Napoléon Bonaparte, appréciées comme‘’ l’épopée
napoléonienne’’ et ignorent le grand stratège Dessalines qui a battu à
plate couture cette armée française qui était à ce moment la plus
puissante au monde. Sans ignorer l’aspect raciste qui a accompagné ce
reniement, le point essentiel est la valeur politique et idéologique de
cette victoire et la leçon que celle-ci apporte à toutes les masses
combattantes à travers la planète. C’est pourquoi du fait que des
classes dirigeantes et dominantes des pays africains ont épousé la même
attitude, ce triomphe est méconnu par ces peuples qui sont nos premiers
ancêtres. Ce qui nous déroute pour le moment, c’est ce mépris par des
responsables haïtiens des dates les plus emblématiques de notre
histoire. La fête du Drapeau le 18 mai, la Bataille de Vertières le 18
novembre, la mort de Jean- Jacques Dessalines le 17 octobre sont autant
d’anniversaires remarquables que des gouvernements successifs
s’acharnent à extirper de la mémoire collective populaire. Le 14 août
date de la Cérémonie du Bois Caïman s’est enfouie dans la Notre-Dame.
Des sectes protestantes, sous la conduite de fanatiques Américains
d’extrême-droite, cherchent de leur côté à récupérer cette date et ce
lieu pour en faire leur cheval de bataille anti-vodou. Cette cérémonie
ou ce congrès qui a réuni dans la clandestinité des esclaves venus de
diverses habitations surtout du Nord se veut pourtant le point de
départ de la lutte organisée contre le mode de production esclavagiste.
Le constat ne diffère pas quant à la date du Premier janvier qui est
l’aboutissement du Bois-Caïman. Partout, on s’enivre en écoutant le
chant des sirènes ‘’de Bonne et Heureuse année’’. Pourtant, ce n’est
qu’une formule farfelue qui ne change rien aux douleurs des paysans
sans terre, aux débrouillardises du secteur informel qui essaie en vain
de cacher le taux de chômage qu’aucune statistique n’a pu réellement
dénombrer, à la classe ouvrière à qui l’on refuse de payer le salaire
minimum misérable de 200 gourdes, c’est-à-dire moins de 5 dollars
américains par jour. Le premier janvier, de plus en plus, perd de son
esprit de proclamation de notre indépendance pour ne devenir que le
premier jour de l’année. C’est une politique qui répond à un besoin
idéologique précis, celui de porter la majorité populaire à oublier son
passé pour pouvoir accepter passivement notre perte de souveraineté. Au
fur et à mesure que les 3 grands pouvoirs qu‘on prétend séparés l’un de
l’autre se délitent au profit des communautés internationales, cette
course à l’oubli et au mépris des tranches les plus emblématiques de
notre existence d’État-nation ira en s’intensifiant.
Il est du devoir de tout le secteur progressiste de redonner à cette
date son cachet historique et révolutionnaire sans pour autant bouder
sa tradition conventionnelle de premier jour de l’an. Au contraire, la
combinaison des deux aspects qui embrassent le premier janvier ne
saurait que rehausser ce jour où la grande majorité des maisons partage
la soupe au giraumont et une tasse au chocolat qui furent interdites à
la dégustation des esclaves. Là encore, la nourriture du jour ne
s’annonce pas innocente. Elle exprime le refus catégorique de la
répression sans borne des maîtres esclavagistes.
L’ensemble des classes et des fractions de classes qui ont intérêt à la
révolution n’ont aucun profit à tirer en abandonnant sans coup férir ce
juste combat au bénéfice exclusif des classes dominantes. De toutes les
époques, celles-ci ont toujours essayé d’étouffer l’éclat de ce grand
rendez-vous qui se renouvelle à chaque instant dans la volonté et la
conscience des masses populaires d’ici et d’ailleurs.
La construction du Camp du Peuple, Kan Pèp La, passe aussi par ce
réveil patriotique. L’Histoire nous a appris l’impossibilité de bâtir
un avenir alternatif sans s’inspirer des erreurs et des succès des
prédécesseurs qui ont travaillé dans le sens de la libération de leur
peuple.
Marc Arthur Fils Aimé